Depuis 2002, il traîne sa carcasse charpentée sur les terrains de rugby. Le Canadien Jamie Cudmore, surnommé « le bûcheron », n’a jamais refusé le combat, pendant ses 11 ans avec le maillot de Clermont et depuis cette saison à Oyonnax. L’ovalie a eu valeur d’exutoire pour celui qui multipliait les séjours dans des centres pour délinquants juvéniles. « Je suis passé directement de la prison au vestiaire », écrit-il dès les premières pages de son autobiographie, Présumé coupable*. Longtemps qualifié de « bad boy », parfois bagarreur sur le terrain, il dresse un état des lieux cinglant des dérives de la professionnalisation du rugby.
Le Point.fr : Clermont a perdu le 14 mai sa 3e finale européenne. Durant votre passage au club, vous avez aussi connu ces défaites. Vous dîtes dans votre livre « qu‘au fil des années, une certaine complaisance a gagné Clermont ». Ce constat est-il toujours valable ?
Jamie Cudmore : Inconsciemment, oui, ça existe toujours. À Clermont, après une défaite, il n’y a pas d’électrochoc. Cela n’arrive pas d’être alpagué dans un café ou aux supermarchés par des supporteurs mécontents. Je pense que ça crée une forme de confort. À Oyonnax, où je suis arrivé cet été, l’atmosphère était différente. Au lendemain de notre première défaite, un homme m’a arrêté dans la rue en me disant : Tu es nul, tu es trop payé, tu te prends pour qui ? Cela m’a choqué, je n’avais jamais entendu ça à Clermont !
À propos du Top 14, vous écrivez que « tout ce qui importe les clubs aujourd‘hui, ce sont leurs comptes financiers »…
Avec l’arrivée du professionnalisme, l’humain est mis de côté. Il y a de moins en moins de plaisir sur le terrain et tellement de pression qu’il faut gagner à tout prix. Et si par malheur vous ne développez pas un jeu spectaculaire, que vous ne gagnez pas un point de bonus, vos dirigeants sont déçus et vous le font comprendre !
Vous dénoncez également les cadences infernales du calendrier, « une guerre d‘usure plus qu‘un sport ». Dans de telles conditions, est-il encore possible de prendre du plaisir ?
Dans le Top 14, les joueurs jouent onze mois sur douze. Il n’y a que quatre semaines d’intersaison et dix jours en février sans être impliqué en équipe nationale. Il n’y a pas de ligues dans le monde où les joueurs disputent autant de matches ! L’idéal serait de trouver un équilibre entre la coupe d’Europe, les équipes nationales et le Top 14. Maintenant, si tu veux des vacances, il faut être blessé !
Seon une enquête de L‘Équipe, le salaire moyen brut a augmenté de + 89 % en 10 ans (de 10 038 à 18 973 euros). Cela est-il justifié ?
Oui. Les carrières sont de plus en plus courtes, elles durent rarement plus de dix ans à cause des impacts et de l’intensité des compétitions. Comparé au salaire moyen des autres sports professionnels, cela reste relativement modeste, malgré l’ampleur médiatique du rugby.
En 2014, Carlo Ancelotti, alors entraîneur du PSG, avait critiqué l‘investissement des joueurs français à l‘entraînement. Dans votre livre, vous dîtes également qu‘ils sont « rarement ravis de s‘entraîner »…
C’est surtout le cas avec la préparation physique. Dès qu’on a une séance difficile, les joueurs français se plaignent. Ils ne veulent pas se faire mal ! Mais pour progresser, il faut aussi apprendre à se taire et à faire le boulot. Si personne ne leur met la pression, les Français ont parfois du mal à se motiver.
Que reste-t-il des valeurs du rugby ?
Elles persistent dans les petits clubs, mais, dans le monde professionnel, elles se perdent. Le business prend désormais le dessus sur le sport, l’éthique et ses valeurs, ce qu’a démontré la fusion avortée entre le Stade français et le Racing. Il faut également veiller davantage aux jeunes joueurs. Ils arrivent du lycée dans les centres de formation, gagnent très vite beaucoup d’argent et sont reconnus médiatiquement. Sans une bonne éducation, cela peut avoir un impact négatif. Si l’ensemble des acteurs (dirigeants, éducateurs, Fédération) en a conscience, le rugby français pourra relever la tête et rester le sport noble qui a fait sa renommée.
* Présumé coupable, de Jamie Cudmore avec Gavin Mortimer, aux éditions Marabout, 220 pages, 19, 90 €