A nouveau phénomène, nouvelle discipline ? C’est le débat qui traverse une partie du monde universitaire à propos de la jihadologie. D’ordinaire feutré, au moins vu de l’extérieur, ce petit univers se met en branle et se déchire autour de ce néologisme, apparu au lendemain du 11 Septembre et de l’invasion américaine en Irak, que la montée en puissance de l’Etat islamique a achevé de populariser. L’un de ses chantres, Aaron Zelin, chercheur au Washington Institute, un think tank américain, en a fait le titre de son blog, aujourd’hui très lu.
«Jihadologie», le terme porte en lui une prétention à la scientificité. Romain Caillet, qui a présenté la discipline lors d’un séminaire à Sciences-Po en janvier, en pondère la portée : «Je ne demande pas la création d’une chaire de jihadologie à la Sorbonne !» Pour cet ancien doctorant, aujourd’hui expert indépendant, une approche nouvelle est néanmoins nécessaire pour appréhender le phénomène jihadiste. Il prend l’exemple des études sur l’URSS qui ont vu naître la soviétologie. «Elle articulait connaissance du marxisme et des langues slaves. De la même façon, la jihadologie articule des connaissances linguistiques et de l’idéologie. Il faut maîtriser les classiques des idéologues jihadistes, le sens des chants, les références historiques…» Dominique Thomas, autre spécialiste de la mouvance jihadiste et chercheur associé à l’Institut d’études de l’Islam et des sociétés du monde musulman (IISMM), confirme lui aussi la nécessite de cette palette de compétences : «Comprendre les références, l’histoire et le narratif des jihadistes est impossible sans une connaissance de l’arabe et de l’islam.» Tout en se gardant bien de concevoir la jihadologie comme «une discipline à part entière». «Les soviétologues étaient des historiens ou des politistes sur l’URSS», note Matthieu Rey, maître de conférences au Collège de France. Cet historien, spécialiste de la Syrie, raconte une anecdote qui illustre à ses yeux les risques de créer une nouvelle discipline nommée jihadologie : «Lors d’un colloque récent, on m’a posé des questions sur Molenbeek alors que je suis historien de la Syrie !» «Le terme pose problème : il singularise un phénomène qui ne devrait pas l’être. L’EI ne peut pas être coupé du contexte sociologique irakien et syrien. Sinon, on se prive d’une partie des causes et explications», argumente dans le même sens Myriam Benraad, chercheure au CNRS à l’Iremam (Aix-en-Provence). La politiste, qui se dit sceptique devant tout néologisme, s’interroge sur la pertinence d’une nouvelle discipline alors que «les concepts opératoires, signifiants» existent déjà en science politique, sociologie, histoire… Dominique Thomas aborde ainsi le jihadisme comme «un courant qui utilise la violence armée comme mode d’action, à l’instar d’autres groupes politiques violents qui ont structuré d’autres courants de pensée et qui ont basculé dans la violence politique (nationalistes armés, gauchistes radicaux, mouvements d’extrême droite ultraradicaux)».
L’entrecroisement entre plusieurs disciplines est indéniablement ce qui rend l’étude du jihad si complexe, comme le concèdent à l’unisson promoteurs et détracteurs de la jihadologie, l’un des rares points de consensus. Suffisent-elles à rendre compte d’un mouvement en perpétuelle mutation, passé ces dernières années – en simplifiant – des grottes afghanes à une communication léchée sur les réseaux sociaux ? Pour Matthieu Rey, de nouveaux outils de compréhension doivent voir le jour. Il évoque «la tweetologie ou tweetographie», «une indispensable technique d’analyse, au même titre que l’épigraphie [l’étude des inscriptions sur la pierre, le métal, etc. ndlr].» Ce serait la première fonction de la jihadologie : devenir une nouvelle technique s’arrimant à des disciplines identifiées. Ce qui ne résout pas la question de fond qui pointe derrière ce débat : la place de l’université dans l’étude du jihad. Romain Caillet assure qu’elle n’est plus le lieu où est produit le savoir, citant Thomas Hegghammer comme l’un des plus fins connaisseurs en la matière alors qu’il travaille dans un think tank norvégien lié à l’armée. Myriam Benraad, au contraire, se demande si la controverse n’est pas un nouvel avatar d’une offensive contre l’université. «Les politiques ne lisent pas, les experts non plus», souffle-t-elle.
Pierre Alonso