«Une honte pour le pays.» Le bourgmestre de Bruxelles, Yvan Mayeur, n’a pas fait dans les détails pour qualifier l’ahurissant happening d’environ 350 «hooligans» sur la place de la Bourse dimanche, où s’étaient recueillis quelques centaines de personnes, faute de «marche contre la peur», annulée pour des raisons sécuritaires. Chants nationalistes, saluts fascistes, jets de projectiles, fumigènes, insultes racistes, empoignades et vandalisme : les ultras, tout de noir vêtu, ont déroulé leur partition pendant une heure environ, avant de repartir sous la douche des canons à eau de la police anti-émeutes – qui avait pourtant escorté le cortège depuis la gare du Nord…
Dix arrestations plus tard, les images ont fait le tour du monde et la polémique s’est déplacée sur le terrain politique. Comment a-t-on pu laisser les ultras, venus de tout le pays avec l’intention de participer à une marche interdite, prendre le train en masse à Vilvorde, ville flamande à 10km de Bruxelles ? «Les maintenir à Vilvorde aurait causé trop de frustrations», a benoîtement répondu le bourgmestre Hans Bonte. Son homologue bruxellois a quant à lui chargé le ministre de l’Intérieur, Jan Jambon, qu’il accuse de «mentir» et d’avoir laissé faire, la venue des hooligans étant connue des autorités depuis vendredi. Du local au fédéral (en charge de la sécurité du rail), les services de police se renvoient les responsabilités, énième symptôme de la crise du mille-feuille institutionnel belge. Quant au porte-parole des Belgian Supporters, l’association des supporteurs belges, il a annoncé sa démission dimanche, accusant l’un des membres du conseil d’administration d’avoir caché la véritable nature du rassemblement.
Dimanche, le cortège avançait derrière la bannière «Casuals United, FCK ISIS». Le terme «casuals» fait référence à une forme de hooliganisme britannique remontant aux années 80, où l’accent est mis sur la bagarre et les fringues (de préférence de marque et n’affichant pas les couleurs du club, pour échapper à la police). Il s’agissait donc d’une union des «frères ennemis», selon Manuel Abramowicz, universitaire et spécialiste des mouvements radicaux belges. Ce dernier ajoute que «le slogan « FCK ISIS » est présent depuis un certain temps sur les calicots dans les stades, ce n’est pas une nouveauté».
Lors du rassemblement, dimanche à Bruxelles. Photo Yves Herman. Reuters
Pour Manuel Abramowicz, il est possible que certains supporteurs aient été débordés par une centaine de militants nationalistes. «Certains hooligans évoquent aussi une surréaction dans leurs rangs car ils espéraient être traités en héros par la foule et ont vu que les gens sur place leur étaient hostiles, explique-t-il. Quant aux slogans racistes, il faut dire que le sentiment islamophobe en Belgique va bien au-delà des mouvances d’extrême droite – certains sondages estiment à 50% de la population le nombre de Belges qui ont des sentiments anti-musulmans.»
Contacté par Libération, un des membres du Hell Side, groupe d’ultras du Standard de Liège, considéré plutôt à gauche, donne sa version : «On avait fait une réunion dans un café de Bruxelles dans la semaine pour se mettre d’accord entre nous. La ligne c’était : aucune idée politique, aucune couleur de club, tous en noir pour le deuil. Mais là, ça a dérapé, les accords n’ont pas été respectés. On est dégoûtés. Dans le Hell Side, on a des musulmans, dont je fais partie, et là on voit des saluts de nazis et on se retrouve au milieu des fachos avec nos têtes d’Arabes…»
La marche des ultras a-t-elle été noyautée par les nationalistes ? C’est plus que probable. Sur son site RésistanceS, Manuel Abramowicz a recensé quelques figures historiques des mouvements néonazis locaux, qu’il s’agisse de nationalistes flamands ou d’un néonazi wallon, ex-garde du corps de Robert Faurrisson en Belgique et fondateur de la Belgium Defense League.
Les deux seuls communiqués de soutien à la manifestation de dimanche ont d’ailleurs été postés par deux groupuscules extrémistes : les néonazis francophones de Nation et les «nationalistes autonomistes» flamands de Autonome Nationalisten Vlaanderen, trop heureux de voir les ultras défier «la récupération dégoûtante des événements par les gauchistes». Le Vlaams Belang, le principal parti d’extrême droite flamand, s’est lui désolidarisé, accusant les manifestants de «démontrer un manque d’intelligence et de décence en dérangeant un lieu de deuil à Pâques».
«Ce que l’on a vu ce week-end était inédit par son ampleur en Belgique, note Manuel Abramowicz. Cependant, on remarque que les hooligans, s’ils se disent apolitiques et antisystème, se greffent assez facilement aux manifestations organisées par l’extrême droite».
Les précédents anglais et allemands
Cette articulation entre groupe anti-musulmans et hooligans n’est pas inédite. En Angleterre, l’English Defense League (EDL), formée en 2009, a pioché ses cadres parmi les «firmes» du royaume, groupes structurés d’ultras plus intéressés par la violence que les scores des matchs. De fait, le meneur de l’EDL avait pris le pseudonyme de «Tommy Robinson», figure tutélaire des hooligans de Lutton.
En Allemagne, le mouvement islamophobe Pegida a engendré la branche «Hogesa», acronyme de «Hooligans gegen salifesten» («les hooligans contre les salafistes»), capable de rassembler plusieurs milliers de sympathisants à Cologne en octobre dernier. Le Spiegel s’alarmait dès 2014 de cette «nouvelle alliance entre néonazis et hooligans». Il n’est donc pas étonnant de voir la Belgique reproduire ce modèle, d’autant que son supporteurisme est organisé sur le modèle anglais, en «firmes» concurrentes. «On sait aussi que les radicaux d’Anderlecht [qui représentaient le gros des troupes dimanche place de la Bourse, ndlr] ont des contacts avec les hooligans allemands», note Manuel Abramowicz.
«Ce ne sont pas des mouvements anodins, souligne le politologue Jean-Yves Camus. On a affaire à des centaines de militants durs et très organisés, qu’on peut regrouper facilement et qui essaiment sur le continent.» Pour ce spécialiste des mouvements d’extrême droite européens, il y a une certaine logique à voir ce type de rassemblement à Bruxelles : «On le sait, la centralité de la Belgique est une de ses principales spécificités. On peut y venir facilement d’Allemagne, de France ou des Pays-Bas. C’est donc un carrefour pour tout le monde, pas que pour les islamistes fanatiques.» Pour preuve, Génération identitaire, déclinaison «jeunesse» du Bloc identitaire français, appelle à «une grande manifestation européenne» samedi sur la place communale de Molenbeek, avec pour slogan «expulsons les islamistes». Un rassemblement interdit par la bourgmestre de la commune, Françoise Schepmans. Les événements de la place de la Bourse ont néanmoins prouvé que les identitaires locaux se passaient de la bénédiction des autorités.
Guillaume Gendron Envoyé spécial à Bruxelles