Au-delà de ses dissensions internes, Canal+ maintient le cap d’une politique ambitieuse en matière de séries européennes, notamment par le biais de tournages avec des équipes dirigeantes et techniques anglaises. Derrière la cohérence de ce mode de fonctionnement se cache toutefois une surprenante hétérogénéité des séries proposées : certaines mêlent avec dextérité diverses langues et traditions régionales, tandis que d’autres préfèrent le tout-anglais à l’universalisme facilitant les ventes à l’étranger. Quelles corrélations peut-on établir entre ces choix stratégiques et la qualité artistique des produits résultants ?
Après une période de stagnation (qui s’est soldée par l’échec, tant artistique que public, du retour tant attendu des Revenants), Canal+ est reparti de l’avant avec une politique de séries ambitieuses et audacieuses. Ce n’est pas un « effet Bolloré » – dont on peut au contraire se demander quel impact aura sur la branche fiction de la chaîne le bouleversement d’organigramme auquel a procédé le capitaine d’industrie dans la foulée de sa prise de pouvoir en milieu d’année dernière –, mais plutôt le fruit d’une ouverture mûrement réfléchie sur l’Europe, avec une orientation prioritaire vers le premier pays producteur de séries de qualité du continent : l’Angleterre.
Tunnel (remake de la série suédo-danoise Bron) en 2013, puis Spotless, Panthers et Versailles en 2015, ont toutes bénéficié du concours de producteurs, de réalisateurs, de scénaristes et/ou de techniciens britanniques, au point d’être parfois considérées, sur les marchés internationaux, comme des séries anglaises à part entière. Une stratégie qui rappelle celle adoptée par HBO au début des années 2000, la BBC prenant en charge une partie des frais de production de la mini-série Band of Brothers (2001), avant de renouveler l’expérience quatre ans plus tard avec Rome (2005-2007), série historique tournée dans les mythiques studios italiens de Cinecittà.
Pour Canal+, collaborer avec des partenaires européens est un geste d’autant plus naturel que le groupe s’est solidement implanté dans le paysage audiovisuel continental en plus de deux décennies, au point de barrer l’expansion de HBO en Europe de l’Ouest au début des années 1990 [1]. La chaîne possède ses propres déclinaisons en Belgique, en Espagne, en Italie, en Pologne, aux Pays-Bas, dans les pays scandinaves et même en Afrique, ce qui a contraint HBO, en 1991, à rediriger son plan d’expansion vers l’Europe de l’Est, choisissant, comme première destination, la Hongrie, avant de se tourner vers une douzaine d’autre pays dans les années qui ont suivi.
Choc des cultures
L’union fait la force : dans la période de crispation et de repli sur soi que traverse actuellement l’Europe, cet adage semble plus que jamais d’actualité, comme le souligne le discours que tient une représentante de l’Union Européenne dans l’épisode final de la première (et, a priori, unique) saison de Panthers : « La zone euro ne cesse d’être remise en cause par ses détracteurs. Il est donc temps de repenser son rôle et de renforcer son unité en tissant de nouveaux liens. […] Aujourd’hui, il ne s’agit pas de commerce, mais d’espoir. Il s’agit de revenir aux principes fondateurs de l’Europe : ensemble, nous sommes plus forts que séparés. Aujourd’hui, nous oublions les crises de la zone euro et les divisions, et nous décidons de faire un pas de géant vers une véritable Europe où l’Est et l’Ouest n’ont plus d’importance, où tous les peuples vivent ensemble en tant que citoyens unis d’une nouvelle Europe. »
Tahar Rahim (Panthers)
Bien entendu, ce discours idéaliste ne manque pas d’ironie sous la plume de Jack Thorne, le showrunner anglais de Panthers dont on avait déjà pu apprécier le talent à l’écriture de Skins et des déclinaisons successives de This Is England. Faut-il le rappeler, l’Angleterre ne fait pas partie de la zone euro ; et l’Europe dépeinte par la série est largement gangrenée par des affaires de corruption et de malversations. Mais il est encore permis de croire aux vertus du travail collaboratif et du transfert de compétences, pour peu que celui-ci fonctionne à double sens. Comment, en effet, ne pas apprendre les ficelles du métier auprès de professionnels aussi aguerris que Jack Thorne, les réalisateurs Johan Renck (Breaking Bad, Vikings, Panthers) et Hettie Macdonald (Hit & Miss, Tunnel), les acteurs Stephen Dillane (Game of Thrones, Tunnel), John Hurt et Samantha Morton (Panthers) ? Sans compter les centaines de techniciens anonymes rompus à des méthodes de travail ayant déjà largement fait leurs preuves au Royaume-Uni…
Le choc des cultures est d’autant plus savoureux quand il nourrit le récit lui-même. Ainsi, Tunnel porte malicieusement le concept de la série dont elle est adaptée sur le terrain de la rivalité historique franco-britannique en brocardant dès sa scène d’ouverture les « rosbifs » qui ne savent pas parler français et les « frenchies » aimables comme des portes de prison. En quelques échanges bien sentis (Karl Roebuck : « Du calme, Jeanne d’Arc, je ne cherche pas la guerre » ; Elise Wassermann : « Je ne m’appelle pas Jeanne »), l’adaptation se rit de son propre contexte de production tout en renversant les barrières culturelles qui séparent les deux populations… par l’acte même de les réaffirmer. D’entrée de jeu mis sur la touche, Karl commente d’un ton ironique : « Nous observerons à distance. Peut-être que nous apprendrons quelque chose, qui sait ? » En l’occurrence, nul doute que ce sont les équipes techniques françaises qui auront le plus appris de leurs homologues britanniques, d’autant que la série a été renouvelée pour une deuxième saison dont la diffusion est prévue pour le premier semestre 2016.
Pratique des langues
Mais au-delà de cet échange de bons procédés, se pose la question centrale de la langue. Laquelle pratiquer dans une série qui, par définition, vise le marché européen tout en gardant à l’œil le continent américain, d’ordinaire si difficile d’accès pour les séries franco-françaises ? Tunnel et Panthers, fictions dont la double nationalité s’inscrit jusque dans la diégèse (la seconde s’étend même à l’est, sur le modèle de la trilogie finlandaiseUnderworld), optent pour le multilinguisme et, par voie de conséquence, le sous-titrage lorsque la langue pratiquée n’est pas celle du téléspectateur – mieux vaut dans ce cas éviter la version doublée qui risque d’embrouiller votre esprit inutilement. Spotless choisit le tout-anglais, mais tente de le justifier en situant son action à Londres (ce qui donne lieu à des situations ubuesques au cours desquelles Jean et Martin Bastière, deux frères vendéens se retrouvant outre-Manche, parlent entre eux en anglais, de même qu’un duo de malfrats français lancés à leurs trousses depuis leur région d’origine) [2]. Quant à Versailles, la plus franco-centrée de toutes les séries évoquées jusqu’ici, elle ne cache pas ses velléités d’exportation sur le marché américain en imposant l’anglais au Roi-Soleil et à l’ensemble de sa cour.
Clémence Poésy et Stephen Dillane (Tunnel)
Dès lors, faut-il s’étonner que le niveau artistique de ces productions s’indexe sur celui de leur pratique des langues ? Tunnel et Panthers (auxquelles on peut ajouter Le Bureau des légendes et The Missing, même s’il ne s’agit pas de coproductions franco-britanniques) sont de brillantes démonstrations de la richesse apportée par le partage des origines et le mariage des talents, au-delà des montages financiers entrant dans le cadre d’europuddings sans saveur. Ce n’est pas seulement qu’on y mêle les langues ; on y mêle aussi les cultures, au point d’émettre des points de vue qui échappent malheureusement à bon nombre de séries françaises et réinvestissent l’expression « Nul n’est prophète en son pays ».
Que Khalil Rachedi, Franco-Algérien (comme son interprète, Tahar Rahim, et l’actrice qui joue sa sœur, Camélia Jordana) parle à ses proches en français, mais prononce le prénom de son frère, Mokhtar, avec l’accent arabe, dit beaucoup du carrefour identitaire auquel il se situe dans le récit. De même, loin de toute caricature, l’acteur Saïd Taghmaoui porte en lui ses origines marocaines dans la fascinante série de BBC One, The Missing, dont l’action se partage entre la France et l’Angleterre – les deux terres d’adoption des Tamouls de Dheepan, film au dénouement autrement plus caricatural ayant pourtant permis à Jacques Audiard de remporter sa première Palme d’or en 2015…
La loi du plus fort
En optant pour l’anglais à tous les étages, Spotless perd pour sa part ce multiculturalisme qui lui aurait sans doute permis de dépasser le stade de la comédie sympatoche, malgré une esthétique léchée et une interprétation solide (à commencer par celle de Denis Ménochet, acteur-révélation aussi à l’aise avec l’anglais qu’avec ses poings). L’illustration la plus saisissante du danger artistique que représente l’internationalisation – comprenez, le tournage en anglais – d’une coproduction franco-britannique est toutefois à aller chercher du côté de… Versailles. Interrogés (forcément) sur l’incongruité de ce traitement appliqué à une série mettant en scène le règne de Louis XIV, Simon Mirren et David Wolstencroft, les deux créateurs britanniques de la série (qui ont remplacé au pied levé Andre et Maria Jacquemetton, le couple de producteurs américains de Mad Men initialement attachés au projet), nous livrent sur un ton impérialiste les clés du problème :
Simon Mirren : « Vos scénaristes n’ont pas une voix assez forte. Ils ne sont pas respectés comme nous le sommes aux États-Unis. C’est un autre système. […] Nous sommes à une période charnière, notamment avec l’évolution des nouveaux médias. La France doit se faire sa place. Pour y arriver, il vous faut sans doute serrer les dents et accepter que cette série soit en anglais. Ce sera peut-être un moyen de faire connaître le talent des équipes françaises : les costumiers, les décorateurs, etc. »
David Wolstencroft : « Si l’on pouvait aider les scénaristes français à devenir des auteurs-producteurs, à mieux développer leurs histoires, à avoir plus de pouvoir, ce serait formidable ! J’ajouterais ceci : si Louis XIV était encore en vie et occupait la fonction de producteur exécutif de la série, suite à une étrange manipulation génétique, il voudrait la faire en anglais parce qu’il connaissait le pouvoir de la communication. Si la langue dominante sur Terre était le mandarin, il la ferait en mandarin. »
Marc-André Grondin (Spotless)
Se plier à la loi du plus fort, voilà le conseil de nos deux amis scénaristes-qui-ont-tout-compris-au-système. Se fondre dans la masse, serrer les dents et attendre que ça passe. À la limite, si le jeu en valait la chandelle, pourquoi pas ; mais quand on assiste, affligé, au spectacle désolant des dix épisodes de Versailles, réalisés pour la modique somme de 27 millions d’euros, on se dit que les ficelles sont un peu grosses. Oh bien sûr, ces épisodes se sont vendus comme des petits pains à travers toute l’Europe (et même jusqu’en Nouvelle-Zélande) : ils contiennent tout ce qu’il faut de complots machiavéliques, de décors authentiques et de damoiselles au corps sculptural s’offrant à notre regard gourmand (que l’on ne vienne plus me rebattre les oreilles avec les scènes de sexe « gratuites » de Game of Thrones, après cela…). Mais qu’ont donc à apprendre les équipes de tournage françaises de telles collaborations ? Que communiquer revient à pratiquer la langue la plus répandue, en faisant fi de ses origines et de son bagage culturel ?
D’autres projets de Canal+, évoqués précédemment, ont démontré l’aptitude de la chaîne à affirmer l’identité de ses séries sans leur imposer un déni du monde qui les entoure : Tunnel, Le Bureau des légendes, Panthers, en attendant Jour polaire (en partenariat avec le groupe suédois SVT) et The Young Pope (porté conjointement par Canal+, HBO et Sky, opérateur de télévision par satellite qui s’affirme de plus en plus comme un pourvoyeur de séries d’excellence). C’est justement parce qu’elles brassent de multiples cultures et influences, sans se plier à un conformisme mondialisant lissant toute aspérité, que ces créations-là peuvent réellement être qualifiées d’originales. Pourvu qu’elles aient de beaux jours devant elles.
Photos Canal+
[1] MESCE JR. Bill, Inside the Rise of HBO. A Personal History of the Company That Transformed Television, McFarland & Company, 2015, p. 182.
[2] Notons qu’a contrario, les flashbacks nous montrant Jean et Martin enfants sont dialogués en français, ce qui atteste que la solution du sous-titrage n’était pas totalement inenvisageable.