Embarquement pour Labadee, Versailles des Caraïbes, «prison pour touristes»

Tôt le matin, quelques jours par semaine, Labadee s’anime. Un bateau de croisière rutilant accoste une jetée flambant neuve de 55 millions de dollars, et des milliers de blans (mot créole désignant les étrangers, qu’ils soient de blancs ou de couleur, NDLR) se déversent sur les attractions tape-à-l’œil qui jalonnent le rivage: la plus longue tyrolienne au-dessus de l’eau du monde, un salon de tressage de cheveux, des buffets-barbecues tout compris, et, pour 255 dollars supplémentaires, des huttes VIP aux toits en feuilles de palmiers. Le terrain de jeu flottant gonflable, Arawak Aqua Park, tient son nom des peuples indigènes qui habitaient l’île autrefois, et Columbus Cove, point d’arrivée d’un toboggan aquatique bleu «haletant», du représentant des puissances coloniales qui causèrent leur disparition.

Bienvenue à la Plage Privée Ultime de la Royal Caribbean, l’unique compagnie de croisières opérant à Haïti. Une haute clôture protège jalousement le monde merveilleux de Labadee. A l’intérieur, les seules traces de la riche culture et du savoir-faire d’Haïti sont les troupes folkloriques qui s’y produisent parfois et l’Artisans Village, où les habitants doivent payer un droit d’entrée pour pouvoir vendre à la criée rhum, t-shirts et porte-clés. Dehors, deux gardes nonchalamment cramponnés à leurs mitraillettes s’ennuient: cette partie d’Haïti n’a pas connu de violences depuis des années. C’est un rêve tropical au summum de son américanisation: toute la nourriture est importée (y compris les fruits), et le rhum contenu dans le cocktail-vedette, le Labadoozie, n’est pas haïtien. Les suppléments sont directement facturés à votre cabine via le SeaPass, une carte de crédit de croisière, et aucun passeport ni visa touristique n’est nécessaire. Même le nom du lieu – dérivé du marquis de La Badie, esclavagiste français dont les plantations n’étaient qu’à quelques kilomètres de l’endroit où débuta la fière révolution d’Haïti – a été simplifié au profit des langues occidentales.

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Avant le coucher du soleil, les étrangers retournent dans le ventre du paquebot et disparaissent aussi brusquement qu’ils étaient venus. Tandis que le silence retombe sur le parc à thème, le personnel local rentre dans son Labadie à lui, de l’autre côté de la baie. «Il y a deux Haïti» explique une femme de chambre du Royal Caribbean, aspirante artiste de la communauté haïtienne qui travaille 12 heures par jour sur le bateau, sept jours par semaine, à distribuer des serviettes sur le pont au bord de la piscine. «Le Haïti de CNN, et le vrai Haïti.» Des dizaines de milliers de touristes ont fréquenté les rivages d’Haïti sans jamais savoir où ils étaient.

Lorsque Labadee a ouvert en 1986, Haïti était déjà devenu synonyme de corruption et de chaos, mais là où les autres investisseurs voyaient une république bananière typique, la Royal Caribbean vit une fenêtre d’opportunités commerciales. Ce fut Jean-Claude Duvalier, connu sous le nom de Baby Doc, qui conclut le marché en personne : un bail de 64 ans sur une péninsule de 25 hectares dans l’Océan atlantique, à l’extrémité nord d’Haïti. Pendant des décennies, la compagnie de croisières n’osa pas prononcer le nom de son nouveau paradis balnéaire semi-souverain et le vendit pragmatiquement sous le nom «d’Hispaniola» à côté de destinations plus conventionnelles. Quasiment sans concurrence aucune, Labadee devint l’attraction touristique la plus populaire d’Haïti.

Un Haïtien sur 8 vit à l’étranger

Une femme a de grands projets pour changer tout cela. Stéphanie Villedrouin, ministre du tourisme aussi glamour qu’énergique et cerveau d’une offensive de charme de relations publiques, a décidé qu’Haïti serait la Prochaine Destination Incontournable du tourisme caribéen. Miami et New York ne sont qu’à quelques heures de là, et outre son magnifique littoral—partagé avec la République dominicaine, destination touristique prisée de longue date—qui pourrait résister à la culture vibrante, à la cuisine créole et à l’histoire coloniale d’Haïti? En capitalisant sur tous ces atouts, Stéphanie Villedrouin espère d’abord attirer l’immense diaspora – un Haïtien sur huit vit à l’étranger- puis tous les autres. Le tourisme, solution lucrative qui fait ses preuves dans les pays voisins depuis des dizaines d’années, est envisagé comme un remède miracle pour l’économie haïtienne en sous-performance constante. Stéphanie Villedrouin est la première à admettre que changer l’image du pays – qui n’est toujours représenté que dans un unique guide de voyages – pour le rendre «ouvert aux affaires» va nécessiter un sacré travail. «L’un des plus grands défis était la perception d’Haïti par le reste du monde, développe Stéphanie Villedrouin lors d’une interview entre deux réunions avec des investisseurs à New York. Et comment changer cette image». Armée d’un nouveau logo arborant une fleur d’hibiscus et accompagnée de consultants marketing européens, elle s’est lancée en 2011 dans une croisade mondiale visant à séduire investisseurs et visiteurs et à les attirer vers le dernier paradis caribéen encore intouché. Un concours sur les réseaux sociaux a donné naissance à un nouveau slogan touristique: «Se La Pou’w La»—«Vivez l’expérience».

HAITI_Labadie_roughcut_001 from Caterina Clerici on Vimeo. 

«Ce sont les nouvelles Caraïbes» explique Stéphanie Villedrouin sans jamais se départir de son sourire. «Ces sont les Caraïbes authentiques que nous voulons présenter au reste du monde». Une bande-son improbable baigne le Versailles des Caraïbes. Plusieurs heures durant, une ballade rythmée de Céline Dion, diffusée en boucle par des enceintes de téléphone portable, résonne entre les murs croulants. Malgré la chaleur déjà implacable du tout début de matinée, deux couples d’adolescents tournoient imperturbablement au milieu des ombres allongées des ruines centenaires du Palais Sans­-Souci. C’est une troupe de danseurs spécialisée dans les mariages qui vient ici toutes les semaines pour s’entraîner, répétant chaque mouvement jusqu’à la perfection. En contrebas, une file de pèlerins catholiques vêtus de blanc des pieds à la tête entre dans une basilique en chantant, et juste à côté de pelouses impeccablement entretenues, une dame aligne des souvenirs pour des clients invisibles.

Sans­-Souci fut construit par le premier monarque (auto-proclamé) du pays, Henri Christophe, pour rappeler aux puissances impérialistes du monde la fierté nègre incarnant la farouche indépendance qui coule toujours dans les veines haïtiennes. Jardins somptueux, fontaines et piscines: jamais alors on n’avait vu une telle splendeur dans le Nouveau Monde. La Royal Caribbean affirme qu’elle adorerait y organiser des excursions mais que les infrastructures, la politique et d’éventuels problèmes de sécurité l’en empêchent encore. «Peut-être n’avons-nous pas été assez vigilants, en tant qu’Haïtiens, pour comprendre qu’il nous fallait travailler notre image» déplore Maryse Penette Kedar, consultante senior à la Royal Caribbean et ancienne ministre du tourisme. «Haïti est un pays remarquable à l’histoire remarquable, mais bien entendu nous ne pouvons nous contenter de parler de notre histoire. Il y a des choses à faire. Nous devons mettre de l’ordre chez nous.» C’est elle qui a conçu le bail de Labadee, qu’elle a toujours considéré comme une porte d’entrée vers des visites plus enrichissantes de son pays. Il s’agissait alors de faire preuve de pragmatisme pur: s’il fallait employer un pseudonyme pour neutraliser la mauvaise réputation d’Haïti, cela valait toujours mieux que de ne pas être sur le marché du tout.

Haïti, anciennement La Isla Española

Certes le nom était trompeur, mais pas totalement mensonger : lorsque Christophe Colomb «découvrit» ce territoire en 1492, il le décrivit comme un «miracle» et le baptisa «La Isla Española»- qui allait devenir Hispaniola – avant de bâtir sa première colonie à quelques kilomètres de là seulement. A la base d’une nation encore hantée par l’exploitation étrangère, les indigènes furent anéantis et des milliers d’Africains importés depuis l’autre côté de l’Atlantique pour construire à la sueur de leur front la colonie la plus riche du monde, une cruelle plantation de canne à sucre après l’autre.

De l’autre côté des montagnes il y a d’autres montagnes, dit un proverbe créole emblématique, métaphore des difficultés qui ne deviennent visibles que lorsque l’on a atteint un premier sommet -et métaphore d’Haïti lui-même. Sur une colline derrière les ruines de Sans-Souci se dresse la citadelle Laferrière : c’est la plus majestueuse forteresse des Amériques, érigée pour se défendre contre une conquête qui ne vint jamais et où l’on peut encore voir des pyramides de boulets de canons soigneusement empilés.

Tout commença juste à côté, pendant une réunion d’esclaves dans le Bois-Caïman, le soir du 14 août 1791. Devant le feu, une jeune femme possédée par Erzulie Dantor, la mère-guerrière vaudou représentée sous les traits d’une Vierge noire, égorgea un cochon noir créole et jura de tuer les blans. Ivres du sang de l’animal et investis d’une puissance divine, les esclaves se révoltèrent contre leurs maîtres coloniaux et établirent la première république noire du monde. Un tremblement de terre dévasta Sans­-Souci en 1842 et le palais ne fut jamais reconstruit. Il n’y a plus de cochons créoles et aujourd’hui, la majeure partie des forêts de Haïti a été déboisée pour fournir du bois de chauffage.

A côté, Cap Haïtien (anciennement Cap Français), pittoresque ville balnéaire à l’architecture coloniale, est devenu un lieu de villégiature fréquenté principalement par des travailleurs humanitaires et des missionnaires qui viennent y passer le week-end. «Bien sûr, la route est longue», admet Maryse Pénette­-Kedar, prudemment optimiste. «Mais je suis certaine qu’Haïti va de nouveau surprendre le monde. Je n’en doute pas.» A l’aube reviennent les bateaux colorés aux noms poétiques, débordant de poissons et de fruits de mer. Les pêcheurs passent le reste de la matinée à nettoyer leurs filets près des quais. Une nouvelle promenade est en construction et des villageois plantent de tout jeunes palmiers le long du front de mer. Des kayaks en plastique glissant sur la lagune les regardent de loin. Quasiment personne ne met pied à terre. Le Freedom of the Seas, qui pouvait se targuer jusqu’à récemment d’être le plus grand bateau de croisière du monde, obstrue quasiment tout l’horizon. Plusieurs fois par semaine, il dépose 6 000 passagers à Labadee, de l’autre côté de la baie, et verse 10 dollars de taxe par personne dans les coffres des autorités locales. Aujourd’hui les publicités sont plus honnêtes et de nombreux drapeaux haïtiens flottent sur tout le complexe balnéaire—même si le subtil slogan Private Island Paradise («l’endroit idéal pour se détendre et s’amuser») semble donner à de nombreux visiteurs l’impression qu’il ne s’agit pas de l’île principale d’Haïti.

«La prison des touristes»

«Nous l’appelons la prison des touristes» raconte Alix Latatour, ancien employé de la compagnie de croisières né à Labadie. «C’est là qu’ils les gardent pour qu’ils ne puissent pas voir le vrai Haïti.» Les médias jugent souvent d’un œil sévère la présence de la Royal Caribbean à Haïti et mettent en avant une vision de «possédants» face à des «dépossédés», trop symboliquement séparés par la sémantique et par des barbelés. Lorsque la compagnie de croisières – immatriculée au Libéria – a décidé de poursuivre les excursions touristiques à Labadee après le séisme, sa mauvaise réputation a empiré. Des passagers racontaient que les Haïtiens mendiaient la nourriture des buffets à travers la clôture. Pour les villageois, la réalité est plus nuancée. Après tout, de l’argent été réinjecté dans l’économie et des enfants ont pu faire des études. En 2010, la Royal Caribbean a bâti une nouvelle école, à qui elle a donné son nom. Dans un pays où le taux de chômage atteint 70%, environ 200 habitants du village de Labadie vont travailler à Labadee : assistants à la tyrolienne, agents d’entretien et professeurs de surf, pour une rémunération, selon la Royal Caribbean, «bien au-dessus du salaire moyen». Les autres ont le droit de visiter la station balnéaire les jours sans croisiéristes, sur autorisation.

Ce qui attriste Alix Latatour, c’est que les deux Labadie ne se rencontrent que si rarement : que la plupart des touristes ne voient jamais comment vivent les vrais Haïtiens, ce qu’ils cuisinent, comment ils cultivent la terre, à quoi ressemble leur musique. «Les touristes ne comprennent pas bien Haïti» explique-t-il, «parce que ce qu’ils voient aux infos ou avant d’acheter leur billet, ce n’est pas la même chose que ce qu’ils voient quand ils arrivent ici.» Alix Latatour ne doute pas un instant que les touristes aimeraient tout cela, s’ils venaient. «Impossible de savoir ce que nous réserve l’avenir du pays, philosophe-t-il. Peut-être qu’un jour vous reviendrez, et vous verrez que tout a changé.»

Traduit par Bérengère Viennot

Caterina Clerici , Kim Wall