En 1839, 53 esclaves de Sierra Leone se révoltent et prennent le contrôle de l’Amistad, le bateau espagnol qui les amène dans les plantations cubaines. Le navire est arraisonné et les Africains emprisonnés dans le Connecticut pour y être jugés. Mais comment se défendre quand on ne connaît pas la langue de ses juges? «Ces infortunés ne pouvaient prononcer un mot pour eux-mêmes», note à l’époque l’abolitionniste Joshua Leavitt. D’anciens esclaves servirent finalement de traducteurs aux passagers de l’Amistad, qui gagnèrent leur procès et furent libérés. «Les animaux que nous élevons ne parlent pas notre langue et nous nous arrangeons pour ne pas entendre ce qu’ils expriment», compare le journaliste Aymeric Caron dans son livre paru jeudi, Antispéciste.«S’ils pouvaient décrire leur envie de vivre avec notre vocabulaire d’humains, comment oserions-nous continuer à les maltraiter et à les assassiner de la sorte ?» conclut-il.
Choquante, la comparaison entre esclavage et élevage ? Caron l’assume, tout comme les «abolitionnistes», qui militent pour l’abandon de toute forme d’exploitation animale. «Les antispécistes sont les traducteurs de l’Amistad», écrit Aymeric Caron. L’antispécisme – le mot a été inventé par le psychologue britannique Richard Ryder en 1970 – c’est cette lutte contre le spécisme, c’est à dire la supériorité supposée d’une espèce (en l’occurrence humaine) sur une autre (animale).
Pour le journaliste, c’est aussi la nouvelle révolution – éthique, mais aussi économique, sociale et culturelle -, à mener. «L’humanité a toujours progressé en étendant sa sphère de considération morale à des groupes d’individus jusque-là considérés comme des humains de rang inférieur : les Noirs, les femmes, les homosexuels… La révolution aujourd’hui consiste à élargir encore notre cercle de compassion afin d’accorder aux animaux non humains notre considération morale», assure-t-il. Appelant au boycott de la viande, des produits laitiers ou des zoo : «Des actes de désobéissance civile, pacifique, qui participent à la révolution morale et sociale de l’humanité.»
Toute révolution a ses penseurs et ses vulgarisateurs. Aymeric Caron fait partie de ses derniers. Il reprend pas à pas les questions fréquemment posées aux antispécistes. Les animaux doivent-ils considérés comme des enfants ou des handicapés mentaux ? «D’un point de vue juridique oui.» Que vont devenir les animaux d’élevage si on ne mange plus de viande ? «Disparaître. Il n’y a aucun fondement moral à faire naître un individu dans le simple but de s’en servir et de lui faire subir une vie atroce.»
L’ancien chroniqueur, haï ou adoré, de l’émission de Ruquier, On n’est pas couché se charge de populariser les noms d’André Gorz ou de René Dumont, l’utilitarisme de Peter Singer ou l’amour des mésanges de Louise Michel. Surtout, Caron veut se faire le passeur des thèses de la deep ecology – l’écologie profonde si peu connue, si peu valorisée en France – du philosophe norvégien Arne Naess. Loin de «l’écologie du renoncement» des Verts français, qui ne cherche qu’à limiter la pollution et à freiner l’épuisement des ressources, il faut bouleverser le système, «remplacer l’anthropocentrisme par le biocentrisme». Et d’abord donner des droits minimaux aux animaux. «Ne plus les manger, ne plus les enfermer, ne plus les torturer ni en faire le commerce.» Puis instaurer une «biodémocratie» faisant son miel des travaux de Michel Serres, Bruno Latour ou Corine Pelluchon.
Aussi, une «assemblée naturelle», où siégeraient des représentants d’animaux et d’organismes vivants, remplacerait le Sénat au côté de l’Assemblée nationale. Car «entre les hommes et les animaux, il n’est plus seulement question d’origines communes mais aussi maintenant d’un destin commun». En France, les thèses antispécistes séduisent, progressivement. Les vidéos dévoilant l’intérieur des abattoirs scandalisent (lire ci-contre), les végans ont leur pride, en octobre, et Michel Onfray a pu déclarer, il y a quelques jours sur France culture : «Si je pense, je deviens végétarien.»
Sonya Faure