Historien de formation, le politologue Stéphane François travaille spécifiquement sur la question des sous-cultures, en lien avec les nouvelles radicalités. Il est notamment l’auteur du livre Des mondes à la dérive : réflexions sur les liens entre l’ésotérisme et l’extrême droite (La Hutte, 2012).
Quels sont les principaux ressorts du succès actuel du complotisme ?
En fait, comme le dit le slogan de la série télévisée X-Files («Aux frontières du réel»), la «vérité est ailleurs». Les partisans du complotisme cherchent à combler les «blancs» de l’histoire, c’est-à-dire les faits, qui permettent de comprendre un événement important, par exemple les raisons de l’assassinat du président Kennedy ou des attentats du 11 Septembre.
En fait, pour ses adeptes, la pensée dominante s’impose non par sa force argumentative ou son efficacité empirique, puisqu’elle est perçue comme fausse, mais par l’action d’organisations secrètes qui nous cachent la vérité et nous «désinforment» au travers l’éducation et les médias, comme les supposées sociétés secrètes capitalistes qui contrôleraient la finance mondiale.
L’hypercriticisme domine cette nouvelle phase. On est à la fois dans une société saturée par l’information et sujette à une crise de sens. Ce complotisme, cette paranoïa se pare du voile de l’hypercriticisme : les personnes qui le formulent sont persuadées – et sincèrement persuadées – qu’elles sont des rebelles du système. Les visions conspirationnistes sont indissociables d’une rhétorique de la dénonciation, quelle qu’elle soit. Dans ces discours, celui qui le formule élimine l’incertitude, systématise la méfiance et généralise le soupçon, pour se construire une vision cohérente, du moins à ses yeux, de ce qui se passe dans le monde.
Quels sont les pays les plus «réceptifs» au complotisme ?
Difficile à dire. Dans le «Nord», le pays le plus paranoïaque reste les Etats-Unis, qui, par son histoire, est une cible de choix. Au Sud, les pays arabo-musulmans sont assez sensibles au complotisme, avec comme bouc émissaire Israël et les Etats-Unis, bref ce qu’ils ciblent comme le «sionisme».
Pourquoi ce phénomène a-t-il à voir, selon vous, avec le religieux ?
Il relève de la croyance car il s’inscrit globalement dans une forme de pensée mythique, «bricolée», cherchant un sens au monde et à ses évolutions. On est face à des «cherchants», des adeptes, qui tentent de déchiffrer le monde pour le comprendre et donner un sens à ce qu’ils voient. Il y a un dogme central, infaillible : le complot de la pensée dominante, libérale forcément, pour asservir intellectuellement les masses. Il s’agit d’une forme laïcisée de la peur des démons, avec un ennemi omniscient et omnipotent qu’il faut combattre avant qu’il ne pervertisse les masses. Il s’agit d’un combat entre le «Bien» («ceux à qui ont ne la fait pas») et le «Mal» (la société secrète ploutocratique qui cherche à asservir le monde). De fait, on est clairement dans un registre religieux, de tendance millénariste. En fait, moins les hommes croient au Diable et plus ils ont tendance à le voir partout…
Pourquoi la «croyance» aux Illuminati prend-elle aujourd’hui le pas sur les autres théories du complot ?
Elle touche en particulier les jeunes adultes et les adolescents, moins les personnes plus âgées. Ces jeunes adultes ont du mal à trouver une grille interprétative d’un monde qui change trop vite pour eux. Ils cherchent des clés. Sans vouloir être péjoratif, ce sont surtout des personnes «semi-cultivées», c’est-à-dire qui essaient de se constituer une culture savante, mais de manière autodidacte. Ils se positionnent comme des «hypercritiques» (sur le mode : «à moi, on ne me la fait pas, je ne vais pas gober ça»), qui acceptent la première analyse «dissidente», ils aiment bien ce terme, ou «alternative».
Cette croyance aux Illuminati est une sorte de mégacomplot qui fusionnerait l’antisémitisme, les extraterrestres, l’occultisme, la franc-maçonnerie, le trafic d’armes ou de drogues, la prostitution… En fait, par sa souplesse, elle relève à la fois du mythe agglutinant, un mythe de l’extrême modernité, qui «ajoute» d’autres mythes politiques-conspirationnistes et du «bricolage» postmoderne où chacun fait sa propre création.
Bernadette Sauvaget