Vhils, les murs du sens

«J’ai toujours été timide avec les langues », dit Alexandre Farto aka Vhils, 28 ans, après plus de cinq heures passées à parler en anglais de son travail, de politique, d’éducation artistique, de la ville, et de sa prochaine exposition, ici à Hongkong. Lui qui vit et travaille avec une Française comprend notre langue mais n’ose la parler qu’avec ses beaux-parents.

Alexandre Farto a trouvé son propre langage : l’art urbain, l’art contextuel, le street art. Les aficionados savent que Vhils est l’une des étoiles montantes du moment. L’un de ceux qui renouvellent le genre tout en s’intégrant à l’histoire d’un art né à Philadelphie et New York dans les années 60. Son langage est protéiforme.

Vhils dans son atelier, janvier 2016.

Vhils dans son atelier hongkongais, janvier 2016. Photo Leo Kwok.

Vhils est un expérimentateur, un galeriste, un graffeur, un messager, un sculpteur. Avec cette constante : tout ce qu’il crée est politique. Au sens premier du terme : en lien avec la vie de la cité, de la ville. Pour comprendre pourquoi il sculpte les murs, pourquoi il les fait exploser, pourquoi ses visages nous regardent aux quatre coins du monde, il faut se glisser dans sa peau. Celui d’un jeune homme touchant et modeste, voix posée et chaleureuse, look casual et sans fioritures.

Magda Danysz, sa galeriste et grande spécialiste du street art résume bien l’homme et son travail : «Chez Vhils tout fait sens. Alors qu’il réalise quelque chose de séculaire, graver, gratter les murs, il réussit avec poésie à faire du nouveau sans que jamais l’effet ne prédomine sur le sens et l’émotion», que l’on peut parfois reprocher à certains artistes contemporains. «Du plus loin que je me souvienne, je voulais faire quelque chose en lien avec l’art et l’expérimentation. J’étais un élève moyen, je n’étais pas bon en sport, alors je dessinais.»

Ce sont les murs de sa ville qui vont lui servir de medium dès l’âge de 10 ans. Le futur Vhils (il adopte ce tag, cette signature, à 13 ans, parce qu’il en aime les lettres et qu’il peut les dessiner très vite), grandit à Seixal, dans la banlieue ouvrière de Lisbonne. Ses parents originaires de la campagne s’y sont installés quand ils sont devenus étudiants. Seixal est située de l’autre côté du pont du 25-avril qui la relie à Lisbonne. Le détail pourrait paraître anodin. Mais le mot «bridge» (pont) jalonne notre conversation. Car Vhils veut construire des ponts, au sens figuré. Des ponts entre les jeunes artistes et les institutions, entre les citoyens et leurs villes, entre le street art et l’art contemporain.

«Au milieu des années 90, certains murs de ma banlieue laissés à l’abandon ont commencé à être recouverts de graffitis. Ils faisaient face à d’autres recouverts de publicités. La mairie luttait contre ces tags, moins contre la publicité, et les couches s’accumulaient. Le changement du pays suite à la révolution de 1974 qui a mis fin à la dictature était visible sur ces murs. Les murs absorbent toujours l’histoire de la ville.» Alexandre Farto a regardé ces couches successives comme un archéologue étudie les sédiments dans le sol.

Le travail de Vhils pour l’exposition Dissection organisée à Lisbonne en 2014 :

Réhumaniser

Sa première impulsion a été d’apporter sa propre couche, en réaction à l’urbanisation qui était en marche «comme une bombe nucléaire», avec ses cercles concentriques qui n’épargnent rien. «Je faisais partie du phénomène de sédimentation.» Il commence par suivre le parcours habituel du graffeur. Passe des murs aux trains pour gagner le respect de ses camarades et des autres bandes – «crews» dans le milieu du tag.

A 14 ans, il s’attaque à celui de la première compagnie portugaise privée, réputée ultrasécurisée, Fertagus, qui relie les deux rives via le fameux pont. En une nuit, seul, il recouvre le train. Cela lui vaut illico le respect des autres crews de Lisbonne. Mais assez vite, le graff ne suffit pas. Et les murs de plus en plus épais l’obsèdent. Il sait, par son père militant communiste pendant la dictature, qu’ils ont aussi été des supports de propagande. Il va alors commencer à recouvrir des affiches de peinture blanche et ôter, en déchirant, en sculptant, les strates successives pour faire apparaître des visages, des yeux.

«Au début, ce n’était pas illégal puisque les publicités l’étaient déjà, donc je pouvais faire ça quand je voulais sans me cacher ni être arrêté.» Pourquoi des visages ? «Je voulais refléter l’impact des changements dans la ville. Comment cela touche chaque citoyen, chaque individu. Comment l’identité est affectée par chaque couche collée chaque jour sur ces murs. Comment la publicité joue sur nos vies, sur nos attentes, nos besoins. Comment notre environnement et les images qui nous entourent affectent ce que nous sommes. Finalement, est-ce que nos rêves sont encore bien les nôtres, influencés, manipulés par ces images commerciales que nous voyons au quotidien ? J’ai voulu remettre des visages dans cet univers urbain. Ceux des gens qui y vivent.»

Vhils va continuer d’explorer ces murs jusqu’à les sculpter, au marteau-piqueur et au burin. Il ne s’agit plus seulement de dénoncer la publicité colonisatrice de l’imaginaire mais de redonner du sens, de souligner le contexte et d’attirer les regards sur un endroit du monde, sur sa population. «Pour la favela de Rio Morro da Providencia, j’ai rencontré les populations qui se faisaient payer pour quitter la ville. Leurs maisons étaient détruites pour donner une bonne image lors de la Coupe du monde de football. J’ai sculpté les visages de la communauté sur les murs en ruine. Cela a attiré les médias et mis en lumière l’absence de communication, de concertation entre la mairie et les populations qui étaient chassées vers des banlieues. Je ne dis pas que les conditions de vie dans les favelas étaient bonnes mais le dialogue a pu se renouer. Pour certains, il était déjà trop tard. Pour d’autres, cela a permis d’arrêter le processus. Je ne dis pas que tout est arrivé grâce à moi, Il y avait des associations derrière.»

A l’instar d’un JR, Vhils veut réhumaniser la ville, la vie, aux quatre coins du monde. Alexandre Farto est un citoyen ouvertement engagé, le cœur à gauche, pro-européen mais qui déplore l’absence de politiques publiques tournées vers l’art et l’éducation artistique. Il s’inquiète de la montée des nationalismes et populismes, dit qu’«il suffit parfois d’une étincelle pour faire réapparaître le passé».

Vhils à la favela de Providência :

Créer du lien

Croiser le regard de l’un des portraits sculptés par Vhils est une expérience chaque fois différente. Les visages créés sont mouvants, changent selon la lumière, selon l’angle depuis lequel on les regarde. Les Parisiens peuvent faire le test avec ceux sculptés au sein de l’hôpital Necker dans le XVe arrondissement : selon le trottoir sur lequel on se trouve, des ombres se forment, la météo influe aussi sur l’humeur du visage. «Chaque mur est différent, on ne sait jamais sur quoi on va tomber quand on commence à sculpter. Certaines matières sont poreuses et laissent l’humidité s’infiltrer.»

Ce qui frappe est la fragilité. Le pochoir inversé semble tellement précaire, éphémère comme la plupart des murs sur lesquels il intervient. Ce sont ces liens, ces ponts que Vhils entend consolider. Échos de celui de son enfance qui le séparait des autres graffeurs, des réhabilitations de Lisbonne dopées par les crédits européens qui se déversaient alors sur le pays.

Vhils fait partie de la première génération d’artistes qui a grandi avec Internet. Il se souvient du tchat mIRC, l’un des premiers, créé en 1995. Ce tchat disposait de chaînes thématiques. Alexandre Farto a squatté celle consacrée au graffiti. «C’était mon Erasmus à moi. Je pouvais dialoguer avec les graffeurs de Lisbonne et du monde entier dans mon très mauvais anglais. Nous échangions des liens vers les images de nos performances. Je me souviens comme elles se chargeaient lentement. Mais je pouvais communiquer et partager. C’était aussi le moyen de se donner rendez-vous pour peindre ensemble.»

L’éphémère du street art oblige les artistes à immortaliser leurs œuvres. De ses premiers graffitis à ses façades immenses, Vhils garde tout. Il est le documentariste de son œuvre. Et désormais, grâce aux réseaux sociaux, il peut partager son travail ad libitum. Sa galeriste Magda Danysz: «Cela renforce l’idée que le street art est pour tout le monde, et donne la possibilité d’observer le “work in progress” très important dans l’œuvre de Vhils et que le public adore.»

Vhils dans le quartier Central, à Hongkong. Photo Leo Kwok.

Les vidéos de ses premières explosions par exemple, sont des œuvres d’art à part entière. Le processus filmé au ralenti permet de voir l’invisible à l’œil nu: les éclats du mur se détacher, les premiers détails du visage apparaître. «J’ai commencé à travailler avec les explosifs après la crise de 2008. J’ai pensé que du chaos naissait le sens. Il m’a fallu beaucoup d’essais pour maîtriser la technique. Je commence par recouvrir le mur d’un enduit très résistant, je dessine ou projette ensuite le visage sur le mur. Enfin, je mine avec des explosifs comme des feux d’artifice les différentes parties du mur. Le visage apparaît ensuite d’un seul coup.»

Ces explosions vont continuer d’asseoir une notoriété acquise quelques années plus tôt lors du fameux Cans festival organisé par le Britannique Banksy en 2008, à Londres. A l’invitation de la légende invisible du street art, Vhils a œuvré dans un tunnel condamné mis à disposition par Eurostar. Ses œuvres et vidéos sont vues des milliers de fois sur YouTube, son aura décolle. Il peut désormais «rendre ce qu’il a reçu de la communauté».

En 2009, il crée le festival Crono à Lisbonne avec un curateur italien génial, Angelo Milano (1). L’événement, soutenu par le maire de l’époque qui a compris que l’art et le street art «n’est pas le problème mais une partie de la solution», offre à trois artistes, trois façades oubliées, pendant trois mois. Vhils organise la rencontre entre des artistes confirmés, tels que Os Gêmeos ou Blu, locaux ou peu connus. C’est un succès. La presse du monde entier braque ses projecteurs sur Lisbonne. «Une ville a tout à gagner à favoriser l’art. Cela permet d’intégrer les artistes tout en enrichissant son offre culturelle et, si les médias en parlent, d’avoir un retour sur investissement en termes de communication. C’est donc bon socialement et économiquement.»

L’année d’après, en 2010, à 23 ans, Vhils crée une galerie à Lisbonne : Underdogs (en anglais, un joueur certain de perdre). Aux artistes, Alexandre veut donner une chance de gagner ou en tout cas de s’exprimer sans «avoir à travailler au Starbucks pour survivre». Il finance les projets à travers la vente de sérigraphies, de livres, et sur ses fonds propres. «Je me suis toujours demandé pourquoi l’art n’était pas davantage mis en avant dans l’éducation nationale ou au sein des villes. Pas pour que tous les enfants deviennent des artistes mais pour en sauver quelques-uns qui se noient dans le système. Et les villes ont tout à y gagner. Cela permet comme nous le faisons avec Underdogs de changer le panorama des villes et de replacer l’art au cœur de l’espace public.»

Hongkong pour épicentre

L’interview avait pour cadre Central – le quartier d’affaires et de luxe –, au cœur de l’île principale de Hongkong. Puis direction le studio d’Alexandre, au sud de l’île. En chemin, on note l’urbanisation saisissante, les tours modernes qui s’enchevêtrent avec de plus anciennes parfois décrépies, des instants de verdure, le trafic dense et pollué. Vhils: «Cette ville rassemble tout ce que j’aime et déteste à la fois. Hongkong est le symbole de la ville et dans le même temps, on peut se retrouver en pleine nature en quelques minutes. Elle m’inspire. J’aime par exemple rester à Causeway Bay (2), immobile, capturant le mouvement. Être immobile parmi le flot. Je travaille actuellement sur des installations spécifiques pour cette ville. Je ne peux pas en dire plus mais c’est en lien avec les premières images que je garde en tête quand je pense à Hongkong, les films de Wong Kar-wai. Cet univers, qui était si loin de moi quand j’étais petit, m’a toujours attiré.»

L’un des murs de l’hôpital Necker, à Paris XVe. Photo Stephane Bisseuil.

Son studio est situé au cœur d’un quartier en pleine réhabilitation où des immeubles de bureaux flambant neufs remplacent les usines. En entrant, on est surpris de ne pas voir une demi-douzaine de collaborateurs travailler sur l’exposition à venir. Seul son «studio manager», Tiago Silva, qui l’a rejoint dernièrement, est concentré derrière son écran. Le reste est un espace blanc quasi vide. À l’arrière, une seconde pièce ressemble d’avantage à un atelier d’artiste. De vieilles affiches déchirées sur le sol, des œuvres sérigraphiées «travaillées à l’acide pour en retirer la peinture et révéler les visages» sur une table, une porte sculptée. Cette exposition en collaboration avec la fondation privée à but non lucratif HOCA (3) qui se donne pour mission d’ouvrir les esprits à l’art contemporain à Hongkong, est pensée pour être itinérante, voyager et s’enrichir à chaque étape.

Vhils insistera sur le lien entre l’intérieur et l’extérieur, la ville, les murs, les visages, fera des interventions dans chaque ville où l’exposition fera halte. Lui semble vouloir s’établir ici, sur cette île à mi-chemin entre Asie et Occident, dans le sillage de sa compagne. Et continuer à parcourir le monde pour y laisser sa marque, (re)faire les murs. Changer la façade du monde, in fine.

(1) Créateur en 2008 du Fame Festival qui va transformer sa petite ville, Grottaglie dans les Pouilles, en haut lieu du street art. Vhils a participé à la deuxième édition.

(2) Quartier de shopping connu pour son passage piéton où se croisent des milliers de gens.

(3) Hongkong Contemporary Art.

Pour en voir plus : • alexandrefarto.com • under-dogs.net • magda-gallery.com/fr • hoca.org

Jérôme Badie