En test depuis février chez plusieurs avocats lillois, un logiciel de « justice prédictive », permettant en quelques clics de consulter jurisprudence et statistiques, intrigue le monde de la justice qui mesure mal les bouleversements à en attendre.
A la bibliothèque de l’ordre des avocats, au palais de justice de Lille, ce logiciel est en accès libre aux 1.300 avocats du barreau, qui se présente comme le premier en Europe à tester la « justice prédictive ».
Le voici lancé… Pierre Mille, documentaliste juridique de l’ordre, tape « Licenciement pour faute grave ». Quelque 1.500 jurisprudences apparaissent aussitôt. On y apprend que 14 % des procédures ont été requalifiées en licenciement « sans cause réelle et sérieuse ». Une multitude de graphiques et autres camemberts peuvent aussi s’afficher, décortiquant les cas favorables selon les juridictions ou encore le montant des indemnités: dans 31 % des cas, elles oscillent entre 17.000 et 29.999 euros.
« On est dans l’époque du Big data, avant il fallait farfouiller dans les bulletins officiels. L’arrivée d’un logiciel permettant d’analyser cette masse de données était évidente », explique M. Mille. Pour le moment, cet outil se cantonne au droit civil, et les noms des parties sont anonymisés.
Me Sanjay Navy, spécialiste du droit de la personne, participe à cet essai. « Ce n’est pas une boule de cristal, mais un outil pour dire aux juges +regardez par le passé, vous avez transmis de telles sommes et ma demande n’est pas complètement illégitime+. De même, ça peut permettre de dire à l’adversaire: +regardez les condamnations en moyenne, négociez sinon vous risquez d’être condamné à tant, ce n’est pas moi qui le prétends, mais la jurisprudence !+ », argue-t-il.
Pour compiler les informations, les créateurs du logiciel piochent principalement dans les données publiques accessibles de « l’Open Data » et la base de données de la Cour de cassation, explique Louis Larret-Chaine, co-fondateur de la start-up Predictice, qui a lancé fin 2016 ce logiciel recensant 2,5 millions décisions de justice.
Orientation vers le conseil ?
La justice prédictive interpelle autant qu’elle passionne juges, procureurs et avocats, qui en débattront le 19 mai au cours d’un colloque à Lille.
Pour Pascal Eydoux, président du Conseil national des barreaux (CNB), « il n’est pas question que la profession d’avocats envisage de s’opposer à cette évolution car elle est inéluctable et attendue ».
« Ce dispositif va nous apporter une aide à la décision d’engager ou non une procédure. La justice prédictive est un moyen pour nous de réorienter notre activité plus vers le conseil que vers le procès », estime-t-il. La justice prédictive au service du désengorgement des tribunaux ?
D’autres craignent une certaine déshumanisation ou une justice au rabais. « S’il s’agit de faire du renseignement juridique de base, c’est une manière de faire à peu de frais de l’accès au droit avec le risque de s’en remettre à une justice au ras des pâquerettes. Si au lieu d’avoir une approche fine et humaine d’un divorce et ses conséquences financières, on appuie sur un bouton, ce n’est pas top comme niveau de réflexion », estime Bertrand Couderc, président du Syndicat des avocats de France (SAF).
Me Navy entrevoit, lui, un possible risque de « fainéantisation ». « On vient me voir avec un problème, je tape sur le logiciel, j’ai 90 % de chances de le perdre, donc je ne prends pas le dossier alors qu’en s’y penchant bien, je pourrais soulever un point particulier et gagner », glisse-t-il.
05/05/2017 13:26:10 – Lille (AFP) – © 2017 AFP