L’horreur a pris ses quartiers à la télévision américaine. Des séries comme American Horror Story, Hannibal, The Walking Dead, Penny Dreadful ou The Strain explorent désormais le genre sans retenue, faisant fi des conventions censoriales et des complexes d’infériorité. Retour, en une série de billets, sur la genèse d’un mouvement qui aura mis du temps à s’émanciper.
Si vous avez raté un épisode, vous pouvez tout reprendre depuis le début.)
Maîtriser le temps et la sérialité représente une étape décisive dans le processus d’émancipation de la série d’horreur, qui ne vise pas tant à se délester du passé qu’à l’inscrire dans son propre mode d’expression. Mais la notion de sérialité reste à affiner. Masters of Horror, par exemple, est une anthologie dont les épisodes se ressemblent, mais ne se suivent pas ; elle n’a pas de mémoire à long terme. Seule la forme feuilletonnante de séries comme The Walking Dead, Hannibal ou Penny Dreadful, qui s’inspirent pourtant toutes directement d’œuvres littéraires préexistantes (le comic book de Robert Kirkman, le cycle Hannibal de Thomas Harris, les penny dreadfuls), est à même d’inscrire l’horreur dans la durée sans avoir à opter pour la solution radicale préconisée par Ryan Murphy : « [tuer] tous les personnages à la fin de la saison et [repartir] à zéro[1] ».
Quand le récit de chaque épisode prend la suite du précédent, le prolonge tout en le gardant en mémoire, l’étirement du temps s’accompagne d’un espacement des « moments » horrifiques qui, plutôt que de les diluer, contribue à en accentuer l’impact par la menace qu’ils font peser sur des êtres devenus familiers, trop familiers. Des séries spectaculaires comme 24, Homeland ou Game of Thrones ont démontré avec éclat que des têtes prétendument inatteignables pouvaient désormais tomber sans prendre en compte (ou plutôt, pour mieux déstabiliser) l’accoutumance du public ; nul doute que la série d’horreur, si elle veut incorporer ce que Kristin Thompson qualifie de « art television[2] », devra en passer par ce genre de procédé.
Assimilation et autoréférence
Le refus de la domestication passe donc par une prise en compte active du statut référentiel du public auquel on s’adresse. Comme l’expliquait Stephen King lors de sa conférence de presse à Paris en 2013, à l’occasion de la sortie de Docteur Sleep (la « suite » de Shining) : « Beaucoup de gens considèrent Shining comme le livre le plus effrayant qu’ils aient lu de leur vie. Mais ils avaient 14 ans, étaient en colonie de vacances et le lisaient à la lueur d’une lampe-torche sous les couvertures. Bien sûr qu’ils étaient effrayés, c’était facile ! Maintenant, ils sont devenu adultes, ont vu Vendredi 13 et tout un tas de films d’horreur : c’est beaucoup plus difficile de leur faire peur…[3] »
Ce que ne dit pas l’écrivain américain, c’est que lui aussi a vu « tout un tas de films d’horreur » depuis la parution de Shining en 1977, en connaît par cœur tous les codes et s’en sert de manière détournée pour effrayer ce lectorat qui a grandi en le lisant. À l’image de ses romans post-Vendredi 13, la série d’horreur peut profiter de son temps de retard (sur les arts antérieurs, mais aussi sur des œuvres contemporaines ayant posé de nouveaux jalons) pour demander au lecteur-spectateur non plus de suspendre son incrédulité, mais de « participe[r] activement à l’interaction discursive[4] » et de ressentir à un degré supérieur la tension narrative de la scène par une mise à distance réduite.
Hannibal Lecter en littérature et au cinéma (Le Silence des agneaux, 1991)
Diffusée sur NBC de 2013 à 2015, la série Hannibal a ainsi pleine conscience de devoir son nom à un personnage de tueur en série totalement inscrit dans la culture populaire américaine (et au-delà), grâce à la « série » de romans de Thomas Harris et aux différentes adaptations dont ils ont fait l’objet sur grand écran. En mettant en scène sa carrière de psychiatre avant son internement à vie dans un hôpital psychiatrique (Dragon rouge, Le Silence des agneaux), elle part du principe que ses spectateurs connaissent d’avance le sort que l’avenir lui réserve – même ceux, comme le précise Jason Mittell, « qui n’ont pas lu ou vu le matériau d’origine[5] ».
L’œuvre préexistante ainsi assimilée, le retard évoqué précédemment peut alors se transformer en temps d’avance que la série nous invite à partager avec son personnage central, Hannibal Lecter. La notion d’identification, convoquée à tort et à travers par les théoriciens se penchant sur les séries télévisées, prend du même coup un tour imparable, comme l’illustre une scène de repas entre Hannibal, Bedelia et un invité ne se doutant de rien, Anthony Dimmond, dans l’épisode Antipasto [3.01] :
Dès son plan d’ouverture, cette scène nous place dans la peau du prédateur en train d’ouvrir des huîtres et, ce faisant, plantant virtuellement son couteau dans la tête de son épouse (et ex-psychiatre), Bedelia. Puis le cadre se resserre sur le visage de celle-ci lorsqu’elle comprend qu’elle n’est pas seulement complice, mais potentiellement victime des dons culinaires de son mari (qui signale innocemment que « pour Dante, la peur [était] presque aussi cruelle que la mort »). En l’occurrence, c’est la peur d’être mangée qui s’immisce insidieusement dans l’esprit de Bedelia.
Chaque protagoniste de la scène possède un niveau de connaissance différent de ce qui se trame sous ses yeux. Dimmond, menacé par sa propre curiosité, ignore qu’il est attablé avec un tueur en série et sa complice. Sachant que la viande servie par Hannibal est de la chair humaine, Bedelia préfère quant à elle se contenter d’huîtres, de glands et de marsala ; sans se douter que ces plats de substitution permettent à Hannibal de lui servir « la recette des Romains pour donner du goût aux animaux », ce qui implique qu’elle est elle-même sous la menace. Elle n’est donc rien d’autre qu’un maillon intermédiaire entre Dimmond et Hannibal, qui sait d’avance quel sort il réserve à ses deux compagnons de table.
Quant à nous, spectateurs se trouvant à l’autre extrémité de la table, peu importe que nous ayons vu ou non les deux saisons précédentes : nous savons ce dont est capable Hannibal, même (et surtout) avec ses plus proches collaborateurs. L’effroi que procure cette scène, sans le moindre effet répulsif, ne naît donc pas de notre crainte d’être pris au dépourvu, mais de celle d’être confortés dans nos suspicions.
En termes narratologiques, nous n’assistons pas à « l’absence réfléchie d’une notation [qui se fonde] sur la dimension évolutive de la lecture et sera […] comblée à la fin du [récit][6] » – ce qui reviendrait en l’occurrence à apprendre qu’Hannibal est le tueur dans les derniers instants de la série –, mais au contraire à des anticipations que l’on tente sans cesse de réfréner, tout en sachant que c’est peine perdue. Ainsi placés dans la tête du tueur (et, d’un point de vue analytique, à l’intérieur de la citation qu’il incarne), nous partageons avec lui un excès de savoir qui démultiplie notre envie de voir ses victimes s’en sortir. Dès lors, le sentiment de peur, susceptible de basculer à tout moment dans l’épouvante, ne peut que se perpétuer dans un contexte qui implique pourtant une réitération du texte censée en atténuer l’imprévisibilité.
Disruption narrative : détour, demi-tour, retour
L’horreur sérielle, plus que tout autre genre, gagne par ailleurs à se détourner d’elle-même, ponctuellement ou durablement, pour mieux susciter l’attente et le besoin de savoir du spectateur. Comme le souligne Raphaël Baroni, « si le récit est en mesure d’expliquer quelque chose, il prend un détour pour le faire, et c’est par ce détour qu’il acquiert sa force de persuasion particulière. Cette force s’exprime dans la réticence de la représentation, dans cette inquiétude du sens qui marque l’actualisation des récits à intrigue[7] ».
Refuser de montrer à un spectateur qui, par la force de l’habitude et l’inscription du genre horrifique dans la culture populaire, a « déjà vu » (le monstre, la cachette où il se tapit, la réaction terrifiée de sa victime), c’est le sortir de sa zone de confort et l’amener à s’interroger sur ce qu’on l’empêche de voir. Qu’advient-il de tel personnage qui n’apparaît plus à l’écran pendant plusieurs épisodes ? À quel point le monstre s’approche-t-il de tel autre pendant que le récit se concentre sur son passé par le biais de flashbacks ?
Dans un article consacré au dérapage, au hasard et à l’aléa dans les séries télévisées, Adrienne Boutang évoque la manière dont certaines d’entre elles n’hésitent plus à travailler « le détour, la digression capricieuse […], donnant le sentiment troublant d’un déraillement, d’un basculement au sein de la sérialité », que ce soit à l’occasion d’un épisode digressif [departure episode] ou dans le cadre d’un système généralisé « substituant au ciselage délicat des arcs narratifs une écriture plus informe, moins évidemment vectorisée[8] ». Parce que ses enjeux (anéantir le monstre, rétablir la normalité) manquent rarement de la précéder, la série d’horreur se prête tout particulièrement à ce type d’échappées de soi.
Mais rien ne lui impose de signaler la digression et de prendre ouvertement le spectateur à témoin. Participant d’une télévision « complexe » propice à ce que Jason Mittell appelle des « narrative special effects[9] », Hannibal n’hésite pas, au cours de sa dernière saison, à entremêler allègrement les lignes de temps et les niveaux de réalité sans afficher le moindre signe distinctif, si bien que le spectateur, jusque-là en avance, se retrouve soudain à la traîne, pas tout à fait sûr de comprendre ce à quoi il assiste, flottant dans un « espace onirique intégral » (Matt Zoller Seitz parle d’une série « that takes place entirely in dream space[10] »).
Ce refus du « panneau indicateur » est une technique que ne manqueront pas d’exploiter les séries d’horreur souhaitant à l’avenir se réclamer de la télévision d’art telle que l’a définie Kristin Thompson ; d’autant que la diffusion d’Hannibal sur une grande chaîne américaine, ABC (propriété de Disney), marque la possibilité de venir contester les conventions du récit horrifique sans se priver de viser un public potentiellement large.
[1] MURPHY Ryan, « Nerdist Writers Panel #71: «American Horror Story: Asylum» in review », Nerdist, 29 janv. 2013, http://www.nerdist.com/pepisode/nerdist-writers-panel-71-american-horror-story-asylum-in-review.
[2] THOMPSON Kristin, Storytelling in film and television, Cambridge, Harvard University Press, 2003, p. XII.
[3] KING Stephen, Conférence de presse à Paris, 2013.
[4] BARONI Raphaël, La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Éditions du Seuil, 2007, p. 96.
[5] MITTELL Jason, Complex TV. The Poetics of Contemporary Television Storytelling, New York, New York University Press, 2015, p. 174.
[6] BARONI Raphaël, op. cit., p. 98.
[7]Ibid., p. 412.
[8] BOUTANG Adrienne, « Le hasard en conserve. Aléa et séries télévisées », Art press 2 n° 32, fév.-avr. 2014, pp. 27-28.
[9] MITTELL Jason, op. cit., p. 43.
[10] ZOLLER SEITZ Matt, « Hannibal Redefined How We Tell Stories on Television », Vulture, 31 août 2015, http://www.vulture.com/2015/08/hannibal-redefined-how-we-tell-stories-on-tv.html.